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Avoir un bon copain

Jour de rentrée en CE2.

Le jour dont la veille est dédiée aux derniers inventaires des affaires. D'nièmes ouvertures et fermetures de la trousse. Vérifier que les 4 stylos aux 4 couleurs, le crayon gris appointé, la gomme blanche et le bâton de colle y sont à l'abri. Ouvrir encore le cartable neuf pour en assouplir la peau synthétique, ajuster les bretelles pour qu'une fois sur le dos, il soit bien droit. Sur le vélo, il faut bien répartir la charge. Oh ! Le tendeur, où est le tendeur ? J'en aurai besoin pour attacher le cartable au porte-bagage juste avant d'arriver devant l'école, pour faire comme elle. J'espère que je ne vais pas être la seule à ne pas avoir d'antivol...

Retourner me coucher après avoir enfilé une dernière fois les habits neufs pour la circonstance, retirer à regret les nouvelles baskets en cuir blanc avec l'arrière vert, les à la mode. C'est sûr avec ça, elle va me vouloir. Et alors quand elle va voir que j'ai la coupe de cheveux que toutes les autres ont, le fameux dégradé long, qui me dégage le visage et me donne l'air d'une CM2, je vais être sa préférée.

Être la préférée. La seule. La meilleure. C'est le statut qu'elle a passé l'année précédente à me promettre et me refuser. Cette position, c'est la nouvelle qui l'a imposée comme règle absolue de l'amitié à l'école. Personne ne la connaissait, elle était venue de la Gironde avec ses parents, qui la couvraient des yeux et la couvraient de cadeaux. Aux vacances de la Toussaint, elle avait renversé la table des affinités et redistribué les cartes des alliances.

En deux petits mois, elle avait instauré une petite dictature et veillait à avoir toujours une petite cour à sa merci. J'étais un de ses sujets, et moi qui rêvais d'être la favorite, je n'ai jamais été considérée que comme la bouffonne, la bonne, le fusible, le pantin, la poupée de chiffon qu'elle allait passer les 3 prochaines années à jeter, écarteler, déchirer.

Mais cette année, j'avais tout anticipé et allais tout faire pour être sa 1ère dauphine. Cette année, lorsque je recevrais une invitation pour un mercredi de jeux ou son anniversaire, ça n'allait pas être la mauvaise date ni adresse.

Cette année, en plus, maman m'a inscrite à la danse. Elle en fait aussi. Alors on se mettra ensemble. Et peut-être même qu'on fera les répétitions chez elle, dans sa chambre, parce qu'elle a un poste à cassettes. Je ferme les yeux en pensant à cette année qui allait être la meilleure des meilleures. Déjà que je travaille super bien, en étant la préférée, ça allait être super ! Lorsque je me réveille, je m'habille avant que maman ait eu le temps de m'apporter les tartines grillées et le chocolat chaud au lit.

Je file faire ma toilette, et m'assure que l'effet du dégradé va rester intact en empruntant de la gomina à ma soeur. Le fameux gel au tube rouge et noir. C'est un peu gras mais ça sent bon. Je refuse que maman me conduise, j'enfourche mon vélo et pédale à m'en couper le souffle jusqu'à l'école. L'adrénaline me fait oublier l'arrêt stratégique pour attacher le cartable à l'arrière. Me voilà donc au garage à cycles avant la cour. Elle est déjà là, avec ses courtisanes. Elle irradie. J'apprendrai plus tard qu'il s'agit du charisme dont je suis dénuée. Je m'approche timidement. Alors que je prends une grande inspiration pour me gonfler de courage, elle me fixe. Puis me détaille longuement. Avise ma coupe, que la transpiration, la graisse du gel et le vent avaient anéantie. Note ma posture en arrière, déformée par le poids du cartable dans le dos. Enfin marque un temps d'arrêt sur mes baskets.

Je me crois sauvée par ce joker à 3 bandes lorsqu'elle regarde ses suivantes et leur dit: "Elle sait même pas que cette année c'est la mode des scratchs." Et elle me plante là, avec mes déjà vieux lacets, mon cartable soudain lourd et mes cheveux poisseux. Mais c'est quand le maître frappe dans ses mains et scande le premier "En rangs 2 par 2 et en silence !" que le coup de grâce m'est donné. À peine ai-je le temps de balayer la cour du regard à sa recherche et rassembler le peu de courage et d'espoir qu'il me reste et lui demander de me donner la main pour se ranger, que je me retrouve seule. La classe doit compter un nombre impair d'élèves, c'est pas grave, je me dirige vers le fond des rangs déjà formés pour fermer la marche. C'est alors que je la vois. Elle est seule.

Mon cœur accélère sa cadence, mes joues reprennent vie et la joie me fait courir vers elle lorsque je vois qu'elle tend sa main vers moi. "Allez viens ! Dépêche-toi sinon le maître va nous gronder !"

Ce n'est que lorsque j'effleure ses doigts qu'elle lève le bras, le passe sur sa tête, mime de se recoiffer et appelle un de ses poissons-pilote à la rescousse pour former le binôme du rang. "T'y as cru hein ! Raté ! J'allais pas me mettre en rang avec toi, ta coupe est ratée, ton cartable est mal réglé, tes baskets sont même pas à la mode et tu pues."

C'est sous 25 paires d'yeux méprisants et des huées entrecoupées de murmures blessants que j'ai rejoint la queue du peloton d'exécution. Oui. Ce matin là, en marchant lentement vers la salle de classe, j'avais l'impression de me diriger vers l'échafaud. On l'avait appris à l'école, ce pan sordide de notre Histoire. Mais j'ignorais que je n'allais pas être pendue ni décapitée aussitôt. J'allais être torturée pendant 3 ans.

Alors j'ai refermé mes doigts sur mes paumes et suis restée les poings fermés jusqu'à la fin du CM2. Jusqu'à ce qu'elle et moi ne prenions plus le même chemin pour l'école. C'est ainsi que je n'ai plus eu d'ami jusqu'au collège, où j'ai enfin pu desserrer les poings.

Le harcèlement, c'est aussi la manipulation sentimentale, qui va jusqu'à la perte de repères, le brouillage des signaux sociaux, surtout pendant l'enfance et la période scolaire, période propice à l'apprentissage social, aux pratiques de groupes, à l'esprit d'équipe et de camaraderie, sui mènent aux premières amitiés.

Elle m'a privé de tout cela. Elle m'a exclue, bâillonnée, réduire à néant. Je n'avais grâce à ses yeux et ne m'intéressais que pour la divertir, me faire souffrir.

Aujourd'hui encore, j'éprouve de grandes difficultés à comprendre les codes, règles ou hiérarchie des relations sociales. Elle en est responsable. L'on continue de dire que les enfants sont cruels entre eux. J'espère que les siens, si elle en a, ne sont ni victimes, ni coupables de la cruauté dont elle avait fait preuve envers moi.

À toutes fins utiles

Que vous soyez témoin ou victime de harcèlement scolaire, aujourd'hui, la parole n'est plus considérée comme de la délation. Des moyens sont d'ores et déjà mis en œuvre pour vous accompagner:

👉 https://www.education.gouv.fr/non-au-harcelement Le site du Ministère de l'Education nationale et de la Jeunesse consacré à la lutte contre le harcèlement scolaire
👉 N° Vert "Non au harcèlement" : 3018 Élèves, parents, professionnels, un numéro vert et une application mobile pour tout renseignement ou signalement. Ce numéro est gratuit, anonyme et confidentiel, disponible 7j/7, de 9h00 à 23h00
👉 https://www.service-public.fr/particuliers/vosdroits/F31985 tout savoir sur le harcèlement et les violences scolaires et leurs conséquences

PARLEZ.

Tag(s) : #Harcèlement Scolaire
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